Numérique et développement local : « Les communes devraient servir de laboratoire grandeur nature pour impulser la révolution numérique africaine depuis les villages et les quartiers » dixit Prof Omer Thomas

Publié le 20/03/2022 | La rédaction

Bénin

Quels sont les enjeux, avantages et opportunités du numérique dans le développement local ? Comment les communes béninoises peuvent elles se rendre attractives et mobiliser les ressources propres ? Quel est la stratégie pour y arriver ? Quels sont les acteurs impliqués ? Pour répondre à toutes ses préoccupations, DigInfos s’est entretenu avec monsieur Omer THOMAS. Il est maitre de Conférences des Universités du CAMES en Géographie et Aménagement. Parallèlement à ses cours à l’Université d’Abomey Calavi de 1981 à 2018, il a participé à la mise en œuvre de plusieurs chantiers sur la décentralisation et le développement local au Bénin, au Burkina Faso et au Togo entre 1983 et 2016. Dès son départ à la retraite en 2018, il a créé l’Institut de Cartographie et d’Ingénierie Territoriale pour spatialiser les enjeux locaux, promouvoir l’économie locale et capitaliser les bonnes pratiques locales.

DigInfos : Dites-nous quel lien pourrait-on faire entre numérique et développement local ?

Prof Omer THOMAS : Le numérique est un langage qui permet de codifier de façon binaire (0, 1) toute donnée pour la rendre intelligible aux différents matériels informatiques (ordinateurs, tablettes, appareils photo, caméscopes, androïdes, écrans de télévision, Facebook, WhatsApp, Zoom, Teem…. que nous utilisons quotidiennement. Ce langage binaire permet aux machines de communiquer entre elles grâce aux logiciels qui sont les programmes informatiques. Avec le numérique le monde est rentrée dans une révolution globale par l’internet et la circulation en temps réel de l’information. Selon Toynbee, cette nouvelle étape de l’humanité offre l’opportunité à tous d’accéder à la connaissance donc au développement.

Pour revenir à votre question, le lien entre numérique et développement local est donc évident. Car le numérique est une bénédiction pour le développement local, processus participatif par excellence qui ambitionne de faire de chaque territoire un espace autonome de prospérité. Avec le numérique, il ne devrait plus avoir de zone marginalisée, inconnue et déshéritée sur la terre. Car ce langage universel améliore la communication notamment avec le téléphone portable pour mobiliser le plus grand nombre autour d’un projet commun. Avec internet, le numérique ouvre les portes d’une bibliothèque mondiale et rend possible, grâce aux moteurs de recherche comme Google, ce qui paraissait inaccessible avec une diffusion plus large du savoir et de l’information. Désormais, tout habitant de ce monde peut avoir accès à la connaissance et s’en servir pour valoriser les immenses potentialités de son territoire et devenir ce faisant un citoyen.

 

De façon concrète, quels avantages les communes peuvent-elles tirer du numérique ?

Selon les études, le numérique facilitera l’atteinte de tous les objectifs de développement durable (ODD). Un enjeu global dont les communes sont le fer de lance, conformément à la vision des Nations Unies qui est de “penser globalement, pour agir localement”. Le numérique invite en effet à réinventer la société, car il embrasse tous les domaines de la vie et tous les secteurs de l’économie. Il révolutionne les habitudes et les relations de travail des acteurs à tous les niveaux. Ses performances sont liées à la pluralité des supports et à la rapidité des résultats. Mais aussi à leur capacité d’évaluation et de suppression des frontières spatiales et temporelles qui freinent les initiatives. Les communes, outils nouveaux pour asseoir la démocratie à la base, doivent servir de piliers pour ancrer cette révolution dans notre quotidien grâce à la jeunesse de leurs ressources humaines et à l’immensité de leurs potentialités naturelles. Les communes devraient servir de laboratoire grandeur nature pour impulser la révolution numérique africaine depuis les villages et les quartiers dont les données numériques sur la population et les ressources naturelles seront consolidées par les communes et par l’état.

La numérisation des données locales par les communes est un passage obligé pour leur développement durable. L’état civil, le gisement fiscal, les potentialités locales, le budget communal, l’aménagement du territoire, le patrimoine communal, etc. sont autant d’axes de travail pour produire une base de données numériques. Un outil indispensable pour éclairer la décision des élus et l’action des techniciens communaux et nationaux.

 

Quel est l’état des lieux en ce qui concerne l’usage du numérique dans les communes au Bénin ?

Merci pour cette question pertinente qui interpelle chacun et tous. La vulgarisation de l’utilisation du numérique dans l’administration béninoise coïncide avec l’avènement des communes au début du 21ème siècle. Logiquement ces deux innovations devraient s’articuler, aller de pair comme l’histoire l’enseigne au sujet de l’imprimerie et du protestantisme. Les nouvelles collectivités locales ont, en effet bénéficié, dès leur création de l’appui de nombreux consultants équipés de matériels informatiques susceptibles de susciter l’intérêt des acteurs locaux. Ce contact avec le numérique a été relayé par plusieurs sessions de formation des agents communaux pour domicilier cette technologie dans l’administration locale (GBCO, Archi CAD, Auto CAD, Excel, SIG, …). Tous les bureaux communaux ont été équipés de matériels adéquats (ordinateurs de bureau ou portatifs) et sont abonnés au réseau internet. 

En dehors du Word et du CBCO quotidiennement utilisés pour le traitement de texte et la comptabilité, les logiciels dédiés à l’inventaire des ressources, la planification des équipements et à la sécurité du territoire communal sont peu appropriés par les agents communaux. Une contre-performance en partie liée aux limites du suivi post formation des agents par leur hiérarchie.

 

L’Etat et les Ptfs appuient les communes dans la mobilisation des ressources propres. De votre position, qu’est ce qui ne marche pas et que faut-il faire pour dynamiser l’attractivité des communes qui doivent se vendre en révélant leur potentiel économique ?

Cette question recoupe deux enjeux majeurs de la commune à savoir la mobilisation des ressources propres qui prélève la richesse publique et l’attractivité territoriale qui relève de la création de richesse privée par les entreprises. Pour renflouer le budget local, les communes ont élaboré des stratégies mises en œuvre à travers plusieurs outils comme le RFU, Ecoloc… Les registres fonciers urbains (RFU) qui sont des cadastres simplifiés, ont été initiés depuis les années 1990 par la SERHAU pour mobiliser les ressources fiscales et non fiscales. Après le test à Parakou, cet outil a été vulgarisé dans plusieurs villes principales et secondaires avec l’appui des PTFs comme le PNUD. Depuis quelques années, l’Etat béninois élabore en partenariat avec le royaume des Pays Bas, le cadastre national. Cet important outil de mobilisation par excellence des ressources locales n’est pas encore opérationnel. Parallèlement la Coopération suisse a initié le programme de développement des infrastructures et équipements marchands (PDIEM), dont les recettes non fiscales alimenteront le budget local.

Les mécanismes de mobilisation des ressources locales peinent à donner les fruits des efforts déployés faute d’implication des élus qui ont peur d’être impopulaires en tenant un langage de vérité à leurs électeurs. Ils sont souvent confondus avec la promotion de l’économie locale.

L’attractivité territoriale est essentiellement axée sur le développement économique notamment l’installation des entreprises. Elle se traduit par l’accessibilité aux infrastructures (route, rail, électricité, fibre optique)…, la mobilité, la maitrise du foncier, la promotion du tourisme, la transition écologique, les services publics, la main d’œuvre… Une commune a besoin de réunir plusieurs éléments pour attirer et domicilier des entreprises qui offrent des emplois à une main qualifiée ou peu qualifiée mais bon marché. La sécurisation du foncier est un facteur incontournable de l’attractivité territoriale. La commune peut aménager des zones d’activités viabilisées voire construire des hôtels et des pépinières d’entreprises pour faciliter l’installation des entreprises sur son territoire.

 

On entend parler d’un concept très en vogue dans les pays occidentaux le « Marketing territorial ». Qu’est-ce que c’est ?

Le marketing territorial consiste à faire de la communication voire de la publicité pour faire connaître son territoire et valoriser ses potentialités. C’est une démarche collective portée en synergie par les acteurs clés publics, privés et associatifs. Le marketing territorial met en relief l’identité du territoire, son positionnement, son panier de services notamment les potentialités et les produits phares de son économie.

 

Comment appliquer ce concept aux communes béninoises ?

Chaque commune doit se donner une identité qui fait la fierté de tous ses habitants et par laquelle elle se désigne et valorise son territoire. Dans les collines en 1997 les projets de territoire avaient choisi des noms pour mettre en synergie les populations : Pays des Pactes de Terre (Banté), Pays des 41 Collines (Dassa-Zoumé), Pays du Marché Commun (Glazoué), Pays des Sept Rivières (Ouessè), Pays de la Chaine de Collines (Savalou), Pays des Mamelles (Savè). L’identité permet de renforcer les liens pour transcender les clivages culturels et socioéconomiques du territoire.

Chaque territoire doit également définir son positionnement qui donne de la visibilité sur sa production économique. Le marketing territorial communique sur les produits économiques pour satisfaire les opportunités, et le marché potentiel des produits du territoire. Le Projet de Territoire Alibori 2040 positionne ce département béninois situé aux portes du Sahel, en “Laboratoire de la transition écologique en Afrique”. Un choix qui fait de la lutte contre la désertification par l’adaptation des activités économiques au changement climatique et l’atténuation de ses effets environnementaux sur le département, l’axe majeur de son développement.

Au-delà de l’identité et du positionnement le marketing territorial s’appuie sur le panier de services notamment la diversité et la qualité de l’offre en termes d’économie, de patrimoine, de formation de mobilité, de culture, de loisirs. Il s’agit de valoriser les produits phares du territoire et d’inciter les acheteurs potentiels à élargir le marché existant.

 

Le chantier est grand : par quoi on commence ?

La première tâche consiste à délibérer en conseil communal sur l’identité du territoire et mettre en place un comité de pilotage présidé par un membre de l’exécutif communal et un comité technique dirigé par le secrétaire exécutif.

La deuxième étape porte sur la sensibilisation des forces vives de la commune leur mobilisation et leur adhésion à l’identité.

La troisième étape est le diagnostic marketing pour définir le positionnement du territoire. L’offre territoriale est analysée et comparée à celle des concurrents en rapport avec la satisfaction du marché.

La quatrième étape fait la synthèse de tout ce processus à travers des outils appropriés de marketing territorial et un plan de mise en œuvre assorti d’un budget.

La cinquième étape consiste à la validation du travail accompli par le comité de pilotage dont les observations améliorent les outils et les livrables du marketing territorial.

Enfin la sixième étape permet au conseil communal d’adopter les résultats puis de mettre en œuvre le marketing territorial de la commune.

 

Quels sont les acteurs à mobiliser pour atteindre les résultats escomptés ?

Cette démarche peut mobiliser les responsables de toutes les forces vives de la commune : les élus, les techniciens (communaux et nationaux), les opérateurs économiques (agriculteurs, artisans, industriels, commerçants, entreprises), des personnes ressources, la diaspora…

 

Alors quel appel avez-vous à lancer à l’endroit des autorités communales (élus et responsables communaux, entreprises privées ainsi qu’aux populations) ?

L’Afrique est le continent de l’avenir de l’humanité. Son développement se fera avec ou sans les africains. Les deux scénarios sont sur la table. Les citoyens africains (élus, techniciens et populations) doivent rattraper leur retard en se mettant à niveau par la maitrise généralisée du numérique et par l’innovation dans tous les domaines de la vie. C’est au prix du travail et de l’effort qu’ils ne laisseront pas ce futur leur échapper comme ce fut le cas des amérindiens aux États-Unis d’Amérique et des aborigènes en l’Australie. La décentralisation offre à travers les communes une école pour apprendre à tout habitant comment devenir citoyen en bâtissant son territoire. Le développement local crée une dynamique qui évite de rester sur le bord de la route pour participer à la construction de son territoire.

 

Interview réalisée par Irédé David R. KABA


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