Vers une Europe des territoires coopératifs : les clusters d’innovation sociale et écologique

Publié le 17/05/2022 | La rédaction

Le volet social est régulièrement cité parmi les points faibles de l’intégration européenne actuelle. Pourtant, de nombreuses initiatives à l’échelle européenne tentent d’y remédier. Timothée Duverger et Christophe Sente, membres de l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation, analysent « les clusters d’innovation sociale et écologique » au sein de l’Union européenne.

Une Europe de l’économie sociale

Alors qu’elle est fréquemment caricaturée depuis sa création comme le cheval de Troie d’une libéralisation à outrance, la Commission européenne a présenté, le 8 décembre 2021, un plan d’action à destination de l’économie sociale. Selon les termes qu’elle a employés, « l’économie sociale a le potentiel de remodeler l’économie de l’après-Covid grâce à des modèles économiques inclusifs et durables conduisant à une transformation écologique, économique et sociale plus équitable ».

Il ne s’agit pas d’un changement de cap, mais d’un tournant dans la conception d’un modèle économique européen évolutif qui ne repose pas uniquement sur un droit de la concurrence apte à réguler les relations entre des entreprises souvent multinationales, mais également sur le principe de subsidiarité. Notion clef de la pensée politique de Jacques Delors, la subsidiarité est irréductible à sa définition juridique par le traité de Maastricht qui en fait le mode de répartition des compétences entre l’Union et les États membres. Si son origine se trouve sans doute dans le droit canon, sa trace est, aussi et surtout, présente dans la théorie mutuelliste de Proudhon et latente dans les projets de toute « deuxième » gauche qui ne mise pas sur les seules ressources de l’État pour garantir le caractère social et solidaire d’une économie. La subsidiarité implique en effet que la clef d’un équilibre social ne réside pas dans la centralisation des fonctions par de grands acteurs, mais dans une répartition des responsabilités politiques et économiques entre les différents étages et formes d’une organisation territoriale post-nationale.

Alors que le projet de Jacques Delors de doter les mutuelles d’un statut européen s’est enlisé, le plan présenté par la Commission européenne en décembre 2021 constitue une étape historique pour l’économie sociale. Celle-ci est pour la première fois appréhendée de manière systémique et le plan s’articule autour de deux axes présents dans la plupart des grandes politiques de l’Union. Le premier est un appui aux politiques publiques nationales et locales par la mise en place de cadres juridiques appropriés dont une étape récente a été la réforme en 2004 de la réglementation relative aux marchés publics amendant l’interdiction de principe des aides d’État par la reconnaissance de la validité de clauses environnementales, sociales et éthiques dans les appels d’offres. Le second est la mise en place d’instruments de financement (programme InvestEU, volet social de la taxonomie européenne…) au service du volontarisme entrepreneurial, politique comme économique.

Comptant 13,6 millions d’emplois, soit 6,3% de la population active, l’économie sociale n’est plus seulement considérée par la Commission comme un levier d’insertion, mais elle est reconnue comme l’un des quatorze écosystèmes industriels européens.

Conçu dans le contexte de la crise de la Covid-19 et inspiré par le pacte vert pour l’Europe, le plan rendu public en décembre 2021 participe d’un tournant social qu’attestent aussi les mesures proposées par l’UE à destination des travailleurs des plateformes ou les avancées dans la direction d’un salaire minimum européen.

À l’occasion de ce tournant, l’économie sociale est invitée à contribuer au bien-être collectif en même temps qu’à la transition écologique et numérique.

La Commission européenne propose plus particulièrement de soutenir les entreprises du secteur pour favoriser le développement économique local et la création d’emplois non délocalisables.

À cet égard, la fonction stratégique des « clusters d’innovation sociale et écologique » vient de faire l’objet d’un rapport du GECES qui se conclut par des recommandations à la Commission, aux pouvoirs publics nationaux, régionaux et locaux ainsi qu’aux entreprises.

Le GECES et la clusterisation de l’économie sociale

Constitué auprès de la Commission européenne en tant que groupe d’experts spécialisés dans l’économie sociale, le GECES a publié un rapport sur le thème des « clusters d’innovation sociale et écologique » dont il établit un état des lieux en même temps qu’il en défend l’intérêt et les potentiels. Établi sous la responsabilité et à l’initiative de ses auteurs, ce rapport constitue une contribution à un renouvellement des politiques industrielles de l’Union européenne inspiré par la logique, adoptée par celle-ci, de souveraineté économique et de soutenabilité environnementale.

Popularisé auprès d’un public francophone par le vocabulaire des premiers mois de la pandémie, le terme de « cluster » peut être traduit par celui de « grappe ». Il est utilisé par les auteurs du rapport pour désigner un modèle de développement proche de celui du réseau et caractérisé, dans le contexte de l’économie sociale, par la mise en lien d’acteurs privés et publics, généralement locaux, ainsi que par un potentiel de contribution à la transition économique et sociale.

Le modèle n’appartient par ailleurs pas à l’économie sociale, mais à celui de la politique industrielle dont l’Union européenne soutient le redéploiement à partir d’une logique de « clustérisation » rompant avec l’approche sectorielle classique. La stimulation de la « clustérisation » signifie l’invitation à un rapprochement et une coopération des entreprises sur une base locale ou fonctionnelle de sorte qu’elles puissent former un écosystème et pas seulement un marché concurrentiel. Autrement dit, si le territoire demeure le socle d’un cluster de l’économie sociale, il n’est pas le lieu fantasmé d’une régression régionale ou locale dans la direction d’un « nouveau Moyen Âge » ou d’une société archipélagique1. Il est l’agent d’une réalisation économique coopérative au service du plus grand nombre et compatible avec le respect de l’environnement.

La Silicon Valley est sans aucun doute le berceau historique de la clustérisation de l’industrie contemporaine mais, sous l’impulsion de l’UE, elle a accompli des progrès remarquables sur le territoire européen, au point d’y représenter, selon les données fournies par le rapport, 61,8 millions d’emplois, soit un peu moins d’un quart de la main-d’œuvre totale. Trait remarquable, les clusters sont particulièrement bien représentés dans les secteurs de la production destinée à l’exportation et ne peuvent par conséquent pas être considérés comme typiques d’activités en déclin et protégées par des dispositifs publics défensifs priorisant la protection de l’emploi. Innovation et clustérisation vont de pair et cette équation se vérifie dans le domaine de la « green tech » puisque, ainsi que le relève le rapport du GECES, pas moins de 250 clusters dédiés au développement d’une économie eco-friendly parce que digitalisée ont été répertoriés par l’Union européenne.

Les « pôles territoriaux de coopération économique» (PTCE) constituent certainement l’une des formes les plus visibles et les plus abouties des clusters d’innovation sociale et écologique en Europe en général, et en France en particulier (voir infra). Ils ne sont cependant pas seuls et le rapport, qui en souligne l’importance, met aussi en lumière l’expérience écossaise de promotion d’une croissance inclusive fondée sur la connexion de petites et moyennes entreprises de l’économie sociale.

Le propos et l’intérêt du rapport ne résident cependant pas dans un travail de simple cartographie d’expériences, mais dans l’accomplissement d’une étape dans la recherche d’une modélisation des clusters de l’économie sociale, apte à orienter l’intervention des pouvoirs publics en même temps qu’à encourager l’auto-organisation d’entreprises du secteur en partenaires. L’enjeu est d’augmenter l’envergure des circuits courts et de sortir l’initiative coopérative des limites de l’objet social d’une entreprise.

En matière de modélisation, le détour obligé des auteurs par la littérature scientifique sur le sujet est d’un intérêt limité. Non seulement cette littérature est mince, mais son contenu tient surtout à un rappel des avantages de l’économie d’échelle, des transferts de know-how entre partenaires ou d’une sortie d’une organisation en silos.

En fait, et c’est là tout son intérêt, plutôt que de chercher à établir une définition fermée d’un secteur en pleine évolution, le rapport établit une liste des environnements et des projets de nature à favoriser le rapprochement et la coopération. Trois d’entre eux au moins méritent d’être cités ici.

Le premier est sans surprise celui du secteur alimentaire. Sans surprise, parce que l’histoire du mouvement coopératif est riche en expériences de mises en lien de producteurs et de consommateurs. Aujourd’hui, le patronage de telles initiatives par des organisations politiques ou syndicales a peut-être disparu en Europe, mais, ainsi que le montre le rapport du GECES, l’aspiration désormais largement répandue à une alimentation de qualité ne se limite plus, dans le secteur de l’économie sociale, à l’éclosion d’épiceries locales privilégiant la vente de produits « bio ». Elle comprend, notamment en Allemagne, en Belgique et en Italie, l’essor de circuits associant agriculteurs, détaillants, opérateurs publics locaux et citoyens unis par l’objectif d’une consommation écologiquement responsable, voire celui d’une redynamisation économique locale.

Le deuxième équivaut à une piqûre de rappel. L’Europe en tant que théâtre de plusieurs révolutions industrielles qui ont requis la construction de vastes usines et entrepôts est notamment riche de ces ruines. Réinvesties par des entrepreneurs, elles peuvent être le lieu non seulement de l’incubation de startup, logées pour un loyer modéré, mais également de leur coopération dans le cadre de la promotion de projets innovants typiques d’une économie circulaire. Sans prétendre à l’exhaustivité, le rapport cite ici des réalisations accomplies à Strasbourg et Barcelone dont la régénération de friches industrielles et la disparition de chancres urbains n’ont pas été les moindres accomplissements.

Enfin, le troisième est une démonstration de la possibilité de la rencontre d’une politique européenne réputée libérale et de l’économie sociale. Dans plusieurs régions italiennes, le cluster a signifié la constitution de petites entreprises en syndicats ou conglomérats pour faciliter l’accès de leurs membres aux marchés publics. Dans ce cas de figure, l’association de petites entreprises issues de l’économie sociale leur a permis de soumissionner et d’emporter de grands marchés, notamment dans les secteurs de la gestion des déchets et des espaces verts.

Une expérience française pour l’Europe : les PTCE

 Comme le souligne le rapport du GECES, le pôle territorial de coopération économique (PTCE) « français est l’un des exemples les plus développés et les plus inspirants de clusters d’économie sociale ayant atteint un certain degré d’institutionnalisation et de reconnaissance ».

Les PTCE ont en effet connu une institutionnalisation accélérée, passant d’une des « 60 propositions pour changer de cap » du think tank Le Labo de l’ESS en 2010 à l’adoption de l’article 9 de la loi ESS de 2014, leur donnant une base juridique sur laquelle reposent les trois appels à projets lancés par le gouvernement en 2013, 2015 et 2020. La définition d’origine, reprise dans leur charte, les présente comme « un regroupement, sur un territoire donné, d’initiatives, d’entreprises et de réseaux de l’économie sociale et solidaire associé à des PME socialement responsables, des collectivités locales, des centres de recherche et organismes de formation, qui met en œuvre une stratégie commune et continue de coordination et de mutualisation au service de projets économiques innovants de développement durable ». Tout chiffre les concernant est à prendre avec circonspection, les PTCE ne faisant pas l’objet d’une labellisation et pouvant s’autodéclarer comme tels. Selon un diagnostic datant de 2020, 74 auraient été créés et 56 seraient encore en activité2.

La recherche sur les PTCE s’est révélée très dynamique ces dernières années, impliquant des thèses3 et les abordant par l’institutionnalisation4, la gouvernance5 ou l’analyse processuelle6. Conformément à l’approche par les régimes territoriaux, les PTCE viennent consolider des dynamiques souvent anciennes, reposant sur une construction historique de la confiance, qu’ils prolongent en participant à la régulation territoriale et à la définition des problèmes publics7.

Les PTCE regroupent surtout des TPE-PME, les coopérations favorisant la mutualisation de ressources, le portage de projets communs ou la contribution au développement territorial. Dirigés par des acteurs de l’ESS, le plus souvent des associations, mais aussi des coopératives et des structures de l’IAE, ils s’organisent autour de la cellule d’animation ou de la structure porteuse du pôle, intégrant l’ensemble des membres initiateurs et des partenaires. Les PTCE interviennent en général à une échelle infra-départementale.

S’orientant sur des secteurs soit en difficulté soit émergents, ils s’inscrivent dans la plupart des cas dans la transition écologique et sociale des territoires : éco-activités (économie circulaire, énergies renouvelables, etc.), emploi et sécurisation des parcours professionnels, alimentation et agriculture durable, culture et industrie créative, restauration, services à la personne, bâtiment (nouveaux matériaux, écoconstruction, isolation, etc.), etc. Les PTCE fournissent ainsi des services au tissu économique local ou aux populations, ce qui explique l’absence du secteur industriel et les différencie des pôles de compétitivité.

L’économie sociale et solidaire en mouvement

L’économie sociale et solidaire n’a pas attendu l’Union européenne, mais peut en attendre encore beaucoup.

Cette attente est aussi juridique que financière et ces deux volets d’un renforcement possible de l’action de l’UE sont indissociables.

Il ne peut y avoir en effet de budgétisation spécifique sans une définition de l’objet. Or, si les objectifs de l’économie sociale et solidaire sont connus et rejoignent ceux actuellement affichés par l’UE, ce champ lui-même dans sa généralité comme le domaine plus particulier des « clusters d’innovation sociale et écologique » reste encore flou à l’aune des critères de droit public qui orientent le financement.

Précédemment, l’économie sociale était définie par le statut de ses acteurs, coopératives, mutuelles, associations et fondations. Cette définition restrictive a été abandonnée au profit d’une approche téléologique qui permet d’intégrer une plus large diversité d’opérateurs, au risque d’une dilution conceptuelle. Ce risque d’une dilution conceptuelle est d’autant plus grand que l’économie sociale et solidaire est aujourd’hui surtout définie par son expérimentation des procédés permettant de contribuer à une transition sociale et écologique qui soit paisible et harmonieuse.

Il était donc inévitable que le rapport du GECES conclut par une invitation à la Commission à procéder à un « fine tuning » des notions qu’elle utilise pour baliser son intervention tout en ne restant pas prisonnière d’une approche étroite de l’économie sociale. Pour le GECES, il importe en effet que la Commission encourage le développement de liens, au-delà des frontières nationales, entre les clusters de l’économie sociale et ceux de l’économie industrielle.

Parallèlement, le GECES recommande aux entrepreneurs de l’économie sociale d’assurer la visibilité de leurs initiatives en formalisant les « clusters » qu’ils créent, c’est-à-dire en recourant aux formes juridiques appropriées telles qu’elles sont encouragées par les législateurs européens.

Source:    www.jean-jaures.org/


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